Quid de la portée du principe d’intangibilité des prix d’un marché public ?

A l’heure où Bercy annonce qu’il va solliciter l’avis du Conseil d’Etat faute de jurisprudence sur la possibilité de modifier les clauses financières du marché en période de crise (notamment les prix), et dans l’attente de la position des Sages du Palais Royal, quel est l’état de la jurisprudence à ce jour sur ce sujet ? Eléments d’inventaire.

Ce que les parties ont convenu, les parties peuvent le modifier…

Un prix intangible engage le titulaire qui l’a proposé ainsi que l’acheteur qui l’a accepté. C’est alors qu’il revêt un caractère définitif, en principe, dès la conclusion du marché, ainsi que le rappelle l’article R.2112-7 du Code de la commande publique (CCP). Par conséquent, une des parties ne peut imposer unilatéralement une modification des prix du marché à son cocontractant sans son consentement. Il s’agit là d’une traduction de l’article 1103 du code civil en vertu duquel « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ».

Mais les parties qui ont établi leur loi contractuelle en signant le marché peuvent convenir de la défaire.

Ainsi, il n’apparaît pas déraisonnable de considérer que le principe d’intangibilité des prix, et plus largement des clauses financières, n’interdit pas aux parties de se mettre d’accord pour les modifier provisoirement, lorsque la détérioration hors norme des conditions économiques pendant l’exécution des prestations remet en cause l’équilibre financier du marché, tel que celui-ci pouvait raisonnablement être anticipé par l’entreprise lors de la remise de son offre. Cette thèse n’est d’ailleurs pas nouvelle : « […] que les modifications conventionnelles, résultant de l’accord des parties elles-mêmes, ne contredisent pas le principe de l’irrévocabilité du prix [ce dernier s’opposant] seulement aux changements imposés à l’un des contractants contre son gré » (André De Laubadère, Franck Moderne, Pierre Delvolvé, Traité des contrats administratifs, t. 2, n° 1013 et s.). La faisabilité de cette modification du prix convenue entre les parties obéirait alors aux conditions posées par le CCP, notamment les articles R.2194-5 et R.2194-8.

… sous le regard plutôt favorable du juge

Il est possible de considérer que la jurisprudence du Conseil d’Etat met d’ores et déjà en exergue que les parties peuvent convenir d’écarter l’application des clauses contractuelles ou de les modifier, quelles qu’elles soient…

Par sa décision « SHAM » du 16 mai 2022 (CE 16 mai 2022, Société hospitalière d’assurances mutuelles (SHAM), n° 459408), le Conseil d’Etat a refusé de sanctionner un avenant à un marché d’assurance qui augmentait la prime versée par l’acheteur. A la lecture de cette décision et du jugement du tribunal administratif de Melun, il n’apparaît pas que cette augmentation de prime était liée à une quelconque modification de prestations ou une détérioration de la sinistralité de l’assuré. Le seul curseur pris en compte par le Conseil d’Etat dans cette affaire était le respect du seuil d’augmentation plafond de 10 %  prévu par l’article R.2194-8 du CCP : « Il résulte de l’avenant litigieux qu’il porte la prime d’assurance pour la seule année 2022 de 2,65% à 3,048% du budget, soit une augmentation de 74 610,60 euros hors taxes, ce qui représente une augmentation de 5,01% du montant total du marché sur les trois années d’exécution. Cette augmentation porte ainsi sur un montant inférieur au seuil de 215 000 euros hors taxes et inférieur à 10 % du montant total du marché. Dès lors, il résulte de ce qui a été dit au point 3 que la SHAM n’est pas recevable à contester devant le juge du référé contractuel cet avenant en tant qu’il a modifié le prix du marché d’assurances initial »

La décision « Société Area Impianti » du 20 décembre 2017 (CE 20 décembre 2017, Société Area Impianti, n° 408562) illustre que le Conseil d’Etat ne s’oppose pas à ce que les parties s’accordent sur un avenant transformant un prix révisable en un prix ferme, modifiant ainsi le mécanisme de variation des prix convenu initialement. Relevons toutefois que dans cette affaire, l’avenant en question est intervenu peu avant la fin du marché et qu’il était favorable à l’acheteur. Malgré tout, on peine à imaginer que le Conseil d’Etat aurait jugé autrement si l’avenant avait été favorable à l’entreprise : « que ces dispositions n’ont ni pour objet ni pour effet de faire par principe obstacle à ce que les parties à un marché conclu à prix définitif puissent convenir par avenant, en particulier lorsque l’exécution du marché approche de son terme, de modifier le mécanisme d’évolution du prix définitif pour passer d’un prix révisable à un prix ferme  […] que la cour a pu, sans erreur de droit, considérer que la modification des règles de détermination du prix initial ne constituait pas, par elle-même, un bouleversement de l’économie du marché ».

Plus ancienne, la décision du 17 mars 2010 « commune d’Issy-les Moulineaux » (CE, 17 mars 2010, Commune d’Issy-les-Moulineaux, n° 308676), admet que les parties sont libres d’écarter l’application des clauses du marché, y compris sur la question pourtant sensible des pénalités de retard, élément essentiel des conditions initiales de la mise en concurrence : « Considérant qu’il est toujours loisible aux parties de s’accorder, même sans formaliser cet accord par un avenant, pour déroger aux stipulations du contrat initial, y compris en ce qui concerne les pénalités de retard ».

Relevons également cet arrêt de la CAA du Douai du 26 avril 2022, par lequel le juge semble admettre en creux qu’un avenant pourrait modifier la clause de révision des prix : « qu’aucun avenant n’a par ailleurs été conclu pour déroger aux stipulations de l’article 3.4.4 du CCAP précité […] il ne résulte pas davantage de l’instruction que les parties aient entendu, même tacitement, modifier la clause de révision des prix telle qu’initialement fixée à la suite de la publication de l’avis Insee » (CAA Douai, 26 avril 2022, n° 20DA01405).

Enfin, dès 1951, le Conseil d’Etat consacrait certes le caractère immuable des prix du marché, mais réservait expressément l’hypothèse d’une sujétion imprévue : « Cons. que l’argument […] ne saurait justifier la modification des prix portés au marché conclu entre l’Algérie et le sieur Didonna, prix qui, en l’absence d’une sujétion imprévisible non démontrée en l’espèce, sont immuables et lient les parties » (CE 9 mars 1951, Sieur Didonna, n° 86405). Relevons également que dans cette affaire le titulaire du marché souhaitait une revalorisation des prix du marché, ce que refusait l’administration cocontractante.

Pour conclure, une analogie semble permise avec le principe d’intangibilité du décompte général définitif du marché, principe qui n’interdit pas que les parties puissent modifier ce décompte d’un commun accord et renoncent ainsi à s’opposer mutuellement son intangibilité (CE 13 juillet 1961, Compagnie havraise de navigation à vapeur, Lebon p. 490 – CAA Lyon 4 juillet 2013, société BRB Construction, n° 12LY02398).

Arnaud LATRECHE – 06/07/2022

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